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Et ne prends pas ma main
28 avril 2008

Pourquoi pleures-tu ?

Les deux mains dans la terre, je creuse à m'en casser les ongles.
Je creuse sans répit, sans merci ; j'arrache la terre à la Terre, pour expulser de leur tombeau d'oubli les lames les plus anciennes, les plus tranchantes ; celles des peuples primitifs qui font battre sauvagement les tambours de ma poitrine.
Pendant ce temps, d'autres s'amusent à reboucher mes trous. Je leur en veux, beaucoup. Mais je n'ai pas le temps de le leur dire. Il faut que je creuse ; j'ai encore beaucoup à creuser.

Cela m'étonne, tout de même, cette frénésie qu'ils ont à combler la moindre béance de la terre.
C'est, je l'imagine, qu'ils ne supportent pas que l'on déterre les choses enfouies.
Ils ont besoin qu'elles restent à leur place, très loin au-dessous des couches de poussière que le temps à déposé par dessus, mortes à ne plus pouvoir les regarder. Ils ont besoin d'enterrer pour toujours les cadavres qu'ils sèment derrière eux, les cadavres que leur vie, que leurs souvenirs incrustent dans leur propre chair.
Alors, ils ont le corps plein de la terre qu'ils mangent pour ensevelir toutes ces douleurs ; pour se rendre aveugles, ils en ont dans les yeux ; les trous que creusent dans leur carcasse les poignards de vivre sont bouchés par la terre.

Moi, j'ai le corps si creusé qu'à travers on voit le ciel.

Dans chaque ouverture découpée au poignard, on peut voir un cadavre qui ricane en agonisant tranquillement au grand jour, incorporé à la matière vivante de mon corps. La plupart est déjà à l'état de squelette, mais d'autres n'ont pas tout à fait fini de se décomposer.
Les deux mains plongées en moi-même, j'arrache encore, avec le plus grand sérieux, la terre qui recouvre toujours les fantômes les plus lointains. Je veux les voir, les regarder en face, qu'ils m'avouent leur nom, à quel morceau de ma vie ils appartiennent, et pourquoi ils me hantent. Je ne les laisserai pas s'en tirer si facilement : j'ai besoin de comprendre.

Je m'acharne désespérément sur celui-là, écartant toujours un peu plus la terre qui le recouvre encore, la terre qui le remplit, qui le rend sourd et aveugle à moi et à lui-même ; en silence, il me donne des coups de pieds et de poing pour m'empêcher de continuer à creuser, il rebouche mes trous ; on s'empoigne, on  se déchire, il me met de la terre dans la bouche pour que je me taise, pour que j'étouffe enfin de mes propres folies ; je hurle, je veux creuser encore ; il me bouscule, me jette au fond d'un de ces trous que j'ai creusé moi-même, et commence à le reboucher ; je me débats, je le supplie mais il est impitoyable ; déjà je meurs asphyxiée sous la terre, déjà il a fini d'ensevelir mon corps ; à genoux sur mon tombeau, il reprend son souffle.

Et là, chose incompréhensible : il se met à pleurer.

(Si j'étais encore en vie, d'amour alors j'aurais envie de le sauver de son chagrin, et d'embrasser son corps sanglant. Et lui, en sanglotant toujours, me mettrait juste un peu plus de terre dans la bouche. Il ne pourrait pas faire autrement.)

Les hommes que j'aime sont faits de terre jusque dans leurs larmes.

(On creuse, on enterre, on se bat ; on pleure, on meurt, on s'assassine. On s'aime et puis on n'aime pas ; on tue parce qu'on n'a pas le choix. On ne comprend ni Moi ni Toi ni Eux ni Soi. On s'entretue parce qu'on s'entraime, parce qu'on s'entre-sait-pas/veut-pas/peut-pas.Tous innocents d'être cruels, on s'en veut chaque fois ; mais c'est une guerre sans coupables ni pourquoi.

Chacun n'est rien que prisonnier de soi.)

 
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